CHAPITRE V
Le commandant de l’astronef était un homme d’imposante stature aux cheveux bleus et aux yeux marron. Les traits de son visage étaient d’une fermeté presque dure. C’étaient ceux d’un homme habitué à commander et à être obéi, mais son sourire était cordial et sa poignée de main d’une énergique franchise. Karel connaissait déjà son nom : Rhegg, et savait aussi qu’il était l’un des meilleurs pilotes d’Origa, ce qui lui valait de ne recevoir ses ordres que du Palais Royal.
— Je suis vraiment enchanté de vous connaître, fit-il. Non seulement parce que vous êtes le représentant d’un autre monde, mais avant tout parce que Stréhor est mon meilleur ami. Vous êtes celui qui nous le rendra.
— Il aura fallu une suite incroyable de hasards pour faire de moi le porteur de son H.E.G. ! Je n’arrive pas encore à le réaliser moi-même…
— Hasard ou non, la seule chose qui compte est que votre voyage ne se soit pas terminé par la même tragédie que le sien. Vous êtes ici, bien vivant… Je ne voudrais pas sembler vous bousculer, mais j’ai hâte de vous amener à Nâo.
— Je suis à votre entière disposition. Nous partirons immédiatement si vous êtes prêt.
Ce premier contact avec un haut officiel d’Origa avait été cordial et laissait bien augurer de la suite. Cependant, au cours des quelque vingt heures du voyage, Rhegg se révéla nettement moins communicatif que le commandant terrien ne l’espérait. Certes il ne considérait pas Karel comme un quelconque passager ; dès la montée à bord, il lui avait offert une cabine voisine de la sienne dans la section réservée aux officiers de pont et lui avait donné libre entrée dans le poste de navigation. Mais là s’étaient bornés ses efforts de rapprochement. Le Terrien appréciait à sa valeur l’occasion d’assister à la mise en pratique d’une super-technologie qu’il ne connaissait encore qu’en théorie, mais il aurait trouvé naturel que le maître du vaisseau lui pose, de son côté, de multiples questions ; un homme venu d’un univers différent par un chemin dont nul n’avait jamais soupçonné l’existence aurait dû exciter sa curiosité. Il aurait été naturel qu’il profite de ces heures de cohabitation dans l’espace pour l’interroger à fond, ne fût-ce que pour recueillir le maximum d’informations au sujet de ce mystérieux tunnel. Il ne semblait pas en manifester le moindre désir et cette attitude de complète indifférence était d’autant plus déroutante que la présence de Karel était due à ce même phénomène cosmique qui avait causé la perte de son ami Stréhor. Peut-être, après tout, Rhegg jugeait-il que son passager était trop primitif et trop fruste pour pouvoir lui fournir des renseignements utiles ? Stréhor les donnerait bien mieux que lui quand il serait à nouveau vivant.
En attendant, le Terrien concentrait toute son attention sur les phases successives sur le déplacement par variations scalaires, regardant les constellations s’élargir indéfiniment dans les écrans pour ensuite se reconstituer avec une nette parallaxe et recommencer cette danse effarante. Physiquement, il n’éprouvait absolument rien, surtout pas la moindre impression de mouvement, mais la seule pensée des fantastiques dilatations ou condensations auxquelles son corps était soumis en même temps que la nef lui donnait le vertige. Comment ne pas sentir sa raison vaciller lorsqu’un simple calcul arithmétique démontrait que, à l’instant d’amplitude maximum du cycle, le petit doigt de sa main avait presque la même longueur que le rayon de l’orbite terrestre ?…
A la fin du vingt-deuxième « saut immobile », l’astronef reprit ses dimensions normales à la perpendiculaire du plan écliptique moyen du système d’Origa et sur le même axe que la planète. Le reste du voyage s’effectua en propulsion normale. Sitôt les manœuvres d’atterrissage terminées, Rhegg descendit la rampe en compagnie du Terrien et l’emmena directement vers une aire de parking où étaient rangés un certain nombre de véhicules aériens. Il le fit monter dans l’un d’entre eux, se mit aux commandes, décolla dans un complet silence. Le passager ne tarda pas à réaliser que le mode de propulsion de l’engin devait être de nature gravifique ; sustentation et mouvement étaient en quelque sorte les composantes orientées d’un champ de pesanteur artificielle.
Tout comme sur Njéma, le paysage survolé n’offrait guère de différence avec ceux des latitudes moyennes de la Terre : les prairies et les arbres étaient verts, le ciel bleu et les architectures de la Grande Cité qui se dessinait dans le lointain n’avaient rien de particulièrement original. Les constructions plus basses et plus dispersées de la banlieue s’étendaient sur une trentaine de kilomètres ; bientôt ce fut la campagne où seuls apparaissaient çà et là les immenses damiers circulaires des exploitations agricoles. Le but était encore plus loin, au-delà d’une petite chaîne de montagnes : une vallée boisée et verdoyante où, en bordure d’un lac très bleu, s’étendait un grand bâtiment plat en forme de rectangle allongé. Rhegg immobilisa le véhicule sur une pelouse face à l’entrée centrale de l’édifice.
— Vous pouvez descendre, annonça-t-il brièvement. Nâo est avertie de votre arrivée. Elle va vous accueillir. Merci de votre bonne volonté…, ajouta-t-il comme pour corriger la sécheresse de l’adieu.
— C’était tout naturel, répondit machinalement le Terrien en serrant la main offerte.
Il regarda le léger appareil décoller silencieusement et accélérer vers l’horizon, haussa les épaules, se tourna vers la porte où, au même moment, s’encadrait une silhouette qui, vue de cette distance, aurait aussi bien pu être celle de Dhéri. Une femme en tout cas, puisqu’elle portait une jupe identique et tout aussi terne et austère ; toutefois, de plus près, la similitude s’arrêtait là. Avec sa toison de flamme et ses yeux de soleil, la Njéméenne était sans doute mieux que jolie, mais Nâo, elle, était vraiment belle. Cette beauté ne tenait pas seulement à la pureté de l’ovale de son visage et à la finesse de ses traits mais aussi à l’exceptionnelle harmonie des tonalités qui caractérisaient ce visage ; sa chevelure et ses prunelles étaient exactement de la même couleur, un brun très clair tirant sur le fauve et se mariant si parfaitement avec le bronze cuivré de sa peau que Karel croyait voir devant lui une magnifique idole de métal vivant.
Comme toujours, dans ce monde pur et vertueux, se faire une opinion sur ce qui se trouvait au-dessous du pharynx était impossible ; toutefois il semblait bien que malgré son ingrate lourdeur, la pudique étoffe accusât par endroits de discrets contours. Le commandant se garda du reste de manifester le moindre signe d’intérêt et ses traits demeurèrent résolument neutres tandis qu’il s’inclinait.
— Je suppose que vous connaissez déjà mon nom et mon histoire ? fit-il. Du moins si vous êtes bien celle dont Rhegg m’a parlé.
— Je suis en effet Nâo, répondit la jeune femme. Je dirige le Laboratoire Central de biologie où j’ai le plaisir de vous accueillir aujourd’hui. Quant à votre histoire, commandant Karel, le message de Dhéri de Njéma m’a seulement appris que tout permet de croire que vous êtes le porteur de l’H.E.G. de Stréhor. Cela me suffit pour l’instant.
— Vous n’êtes pas curieuse d’apprendre où et dans quelles circonstances ce transfert s’est effectué ?
— S’il a bien eu lieu, cela signifie que Stréhor a cessé de vivre et il pourra renaître grâce à vous. Le reste, vous me le raconterez plus tard si vous le désirez ; vous êtes libre de parler ou de vous taire, à votre choix. Mais avant tout, il me faut être certaine que vos cellules ont bien enregistré l’ego dont il s’agit. Veuillez venir avec moi.
En compagnie de Nâo, le commandant franchit le seuil, traversa toute une longue série de salles où de nombreuses laborantines en robe grise s’activaient autour de complexes appareillages scientifiques, de tables chargées de bocaux et de flacons à tubulures, de grands microscopes électroniques, de consoles d’ordinateurs et de bien d’autres équipements qu’il ne réussissait pas toujours à identifier. Finalement ils arrivèrent dans une pièce évoquant un cabinet médical avec d’un côté un bureau placé en angle devant des rayonnages de bibliothèque ; de l’autre, derrière une partition mobile, la salle d’examen. Nâo dirigea son hôte vers celle-ci, le fit asseoir devant une haute armoire métallique dont l’aspect rappelait à la fois un appareil de radioscopie et un ordinateur. Plutôt un analyseur idéographique cérébral, songea Karel, quand elle le coiffa d’un dôme brillant enfermant entièrement sa tête jusqu’aux épaules.
Dix minutes s’écoulèrent sans que le patient n’éprouve d’autre sensation qu’un très faible picotement à fleur de peau, puis le casque fut enlevé et Nâo retira d’une fente latérale un rectangle de plastique souple qu’une multitude de taches colorées recouvraient de bout en bout. Un bref coup d’œil sur ce tableau polychrome parut lui suffire, car elle le rangea sans attendre dans un classeur, se retourna vers le commandant avec un sourire approbateur.
— Il n’y a plus de doute, les caractéristiques essentielles sont évidentes. L’H.E.G. de Stréhor est bien là.
— Vous m’en voyez très heureux.
— Notre Haute Dirigeante Wendro le sera certainement encore davantage lorsque je lui ferai part de cette confirmation… Je vais donc pouvoir sans tarder entreprendre la genèse somatique de son fils. Les derniers prélèvements nécessaires à la prolifération cellulaire ne datent que de trois ans, la différence avec l’ancien corps sera insignifiante, il n’y aura aucun problème de réadaptation.
— Je suppose qu’en effet il doit y en avoir quand il s’agit d’une véritable réjuvénation. S’endormir flétri, usé et se réveiller un jeune homme plein de vigueur… Dans combien de temps, la… copie sera-t-elle achevée ?
— Neuf semaines. Vous pourrez en suivre les étapes si cela vous intéresse, puisque vous serez notre hôte.
— Je dois vraiment demeurer ici jusqu’au bout ? Je pensais que vous alliez tout simplement procéder sur moi l’opération inverse de celle que j’avais subie à mon insu. Je suis le support provisoire d’un enregistrement contenu à l’origine dans un tube de cristal ; il doit donc être possible de le recopier dans un autre ? Un peu comme une bande de magnétoscope dont on peut tirer autant de contretypes que l’on veut à n’importe quel moment…
— Ce n’est pas tout à fait aussi simple, Karel. Obtenir directement le duplicata d’un cristal par reprographie ne présente effectivement aucun problème, seulement vous n’êtes pas un cristal. Vous êtes un organisme vivant et vous possédez votre propre ego ; aucune machine ne peut être assez sélective pour différencier complètement l’H.E.G. de Stréhor du vôtre. Il y aurait forcément des interférences, des superpositions de facteurs secondaires. Le résultat obtenu ne serait plus exactement conforme à l’original ; certains traits de votre personnalité se mêleraient aux siens. Un déséquilibre pathologique serait à craindre, peut-être très grave…
— Je comprends. Mais comment éviter ce risque ?
— Précisément par le moyen d’un transfert direct. Par conséquent seulement quand le cerveau de Stréhor sera prêt à recevoir son H.E.G. Comme ce nouvel encéphale sera nécessairement identique à l’ancien, il ne pourra admettre que l’ego qui lui est propre, à l’exclusion de tout élément étranger. C’est l’unique moyen pour que Stréhor soit intégralement lui-même sans la moindre solution de continuité ni altérations psychotiques subliminales. Il est donc indispensable que vous attendiez ici le moment où vous participerez à la phase terminale dans neuf semaines. Soyez sans inquiétude, vous serez traité en hôte de marque… Venez avec moi, votre appartement vous attend.
La section des logements des visiteurs se trouvait tout près du bureau directorial dans la dernière partie du bâtiment principal. Dans le couloir, Nâo pressa les boutons de commande d’une serrure électrique ; un panneau glissa pour les laisser entrer. Nettement plus confortable et plus spacieux que celui de l’astrogare de Njéma, l’appartement se composait d’une pièce de séjour, d’une chambre à coucher et d’une salle de bains, le tout meublé de façon très fonctionnelle, bien que sans recherche ni luxe. Les deux fenêtres donnaient sur le parc boisé et plein de soleil. Des doubles rideaux permettaient de les masquer pour la nuit.
— Je souhaite que vous vous plaisiez ici. Cet interphone vous mettra en communication avec le service. Vous commanderez vous-même vos repas et vos boissons, n’hésitez pas à indiquer vos goûts et vos préférences, je tiens à ce que vous soyez entièrement satisfait. Naturellement vous pourrez sortir à votre guise, mais je vous demanderai de ne pas dépasser les limites du parc. De même, si vous désirez aller vous baigner dans le lac, avertissez également le service de votre intention. Une crampe est toujours possible et il faut que l’on puisse vous porter secours.
— Un accident est si vite arrivé !… Il serait vraiment regrettable que je me noie avant que Stréhor soit ressuscité, n’est-ce pas ?
— Est-ce de l’ironie ? Bien sûr, vous portez en vous deux vies en ce moment, mais la vôtre est aussi précieuse que la sienne. Tuer est un crime interdit. Laisser mourir n’est guère différent. Je suis responsable de vous, Karel ; pour aussi longtemps que vous serez ici, je dois donc vous protéger contre tout accident et je le ferai même si un autre H.E.G. n’était pas en jeu. C’est l’unique raison de ces quelques limitations provisoires à votre liberté. Je dois aussi ajouter que, bien entendu, vous pouvez aussi visiter les laboratoires ; je vous prierai seulement de ne pas trop déranger le personnel au travail et de vous conformer aux règles d’asepsie imposées.
— Et vous me permettrez aussi de vous rendre quelquefois visite ? Quand vous ne serez pas trop occupée, naturellement…
— Certainement. Vous aimeriez donc vous initier à nos méthodes de recherches et à leurs applications ?
— Beaucoup, si toutefois vous n’y voyez pas d’opposition. Mais il n’y a pas que cela…
Brusquement, le Terrien fit face à Nâo, planta son regard bleu dans les yeux fauves.
— Savez-vous que vous êtes très belle ? Très attirante ? Vous me plaisez infiniment, Nâo…
Karel aurait juré qu’une peau couleur de cuivre ne pouvait rougir davantage. Ce fut pourtant ce qui se produisit : les pommettes de la jeune femme s’embrasèrent subitement. Ses yeux se dilatèrent, ses lèvres s’entrouvrirent avec un rauque gémissement, comme si l’air venait à lui manquer. Elle crispa les mains sur sa poitrine, demeura une seconde immobile, tremblante puis, très lentement, avança d’un pas comme si elle allait céder à une pulsion incontrôlable. Mais brusquement elle se raidit, se détourna, se précipita vers la porte, s’enfuit dans le couloir. Demeuré seul, le Terrien hocha lentement la tête. L’évolution origienne avait-elle vraiment asexué la race ou ne semblait-il pas s’agir plutôt d’une barrière de conditionnement psychique ?…
*
* *
Le premier souci de Karel fut de s’assurer qu’il pourrait vraiment jouir de la liberté de ses mouvements ; à l’intérieur du domaine en tout cas, Nâo avait fui en laissant la porte ouverte, mais ce pouvait être un oubli dû à son émoi. Le Terrien sortit à son tour, achevant de longer le couloir jusqu’au bout, manœuvra la porte située à l’extrémité, se retrouva à l’extérieur du bâtiment. Il se promena quelques minutes au travers des pelouses et des bosquets sans apercevoir âme qui vive, revint pour examiner de plus près la serrure de l’appartement. Elle possédait un second bouton de commande près du chambranle intérieur ; il vérifia à deux ou trois reprises qu’il pouvait ouvrir et fermer le panneau à son gré.
La jeune femme n’avait pas menti. Cette constatation acheva de le détendre ; les deux mois de claustration ne seraient pas trop pénibles. Les glaces des fenêtres étaient visiblement plus résistantes que du métal ; il aurait suffi de condamner la porte pour que le domicile devienne une véritable prison. Évidemment, le fait que ces vitrages soient pareillement hermétiques pouvait donner à réfléchir ; toutefois Karel réalisa très vite qu’il devait en être de même pour toutes les fenêtres de l’édifice. Un laboratoire est un milieu clos où la pureté, la température et le degré hygrométrique de l’air doivent être contrôlés de façon rigoureuse ; il ne saurait être question de laisser circuler librement la brise chargée de pollens et de germes de toutes sortes.
Satisfait sur ce point, le Terrien jugea que l’heure du déjeuner devait être largement atteinte. Il actionna l’interphone d’où sortit aussitôt une voix féminine, discuta un moment de la composition de son menu. Dix minutes après, une serveuse rousse se présentait, portant en équilibre sur un grand plateau une pyramide de plats et tenant de l’autre main un panier de bouteilles. Il y avait de quoi nourrir et abreuver au moins trois hommes de sa trempe ; là encore Nâo tenait ses promesses et veillait à ce que son pensionnaire ne risque pas de mourir d’inanition. Bonne chère mais malheureusement pas le reste…
Engoncée dans son informe robe grise, la fille affectée au service de Karel était bien loin de posséder même l’ombre du charme involontaire de sa maîtresse. Elle n’était ni jolie ni laide mais d’un aspect tellement neutre, tellement unicolore à part la chevelure que même un saint anachorète au fond de son désert n’aurait pas été en danger de compromettre le salut de son âme en la voyant paraître devant lui. Un véritable produit de l’asexualisation origienne, celle-là… Ce qui ne l’empêchait pas d’être aimable et prévenante et de s’enquérir longuement des souhaits gastronomiques de son client. Karel mangea de fort bon appétit puis la fille reparut pour remporter la vaisselle en lui laissant, sur sa demande, une bouteille de vin et une coupe de fruits.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit à n’importe quel moment, appelez-moi.
— Merci, je n’y manquerai pas. Pour l’instant je désire surtout me reposer, ensuite j’irai sans doute faire une promenade dans le parc.
La porte se referma. Karel soupira longuement, examina le contenu de la coupe, tendit la main pour saisir un fruit sphérique et rouge un peu semblable à une orange. Mais au même moment, de l’autre côté de la fenêtre, un gros oiseau au plumage multicolore s’envola d’un buisson pour aller se percher sur un arbre, attirant ainsi l’attention du Terrien qui cessa involontairement de contrôler son geste. Ses doigts heurtèrent le fruit au lieu de le saisir, l’orange tomba sur le sol, roula jusqu’au pied du mur. Légère maladresse qui allait avoir d’incalculables conséquences…
En fait, rien ne se serait peut-être passé si le repas n’avait été aussi abondant et les vins si agréables à boire. Il se serait simplement levé pour aller ramasser le fruit. Mais il se sentait envahi par une trop douce paresse et n’avait vraiment pas envie de bouger ; il se contentait de regarder l’objet et de murmurer en haussant les épaules :
— Tu peux bien rester par terre si tu veux… ou alors donne-toi la peine de remonter tout seul dans mon assiette, sinon je vais en manger un autre.
Le fruit n’avait certainement pas le sens de l’humour, car il prit la phrase au pied de la lettre. Avec une exemplaire docilité il se mit à nouveau à rouler en sens inverse jusqu’au pied de la table, parut hésiter une seconde, s’éleva, décrivit une courbe gracieuse, vint atterrir à l’endroit souhaité. Béant de stupeur, Karel le contempla avec effarement.
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* *
Sans pour autant mériter encore le qualificatif d’initié, Karel était suffisamment au courant des grandes lignes de la technologie origienne pour savoir que les équipements ménagers n’allaient pas jusqu’à l’emploi de l’antigravité contrôlée pour assurer le déplacement des casseroles ou de leur contenu. Sinon, la serveuse rousse n’aurait pas eu de raison d’être, le plateau, les assiettes et les bouteilles auraient flotté tout seul de la cuisine à la salle à manger de l’appartement. Le fruit maladroitement heurté avait obéi aux lois de la pesanteur ; la chose était tout à fait naturelle. Seulement, là où elle cessait indiscutablement de l’être, c’était quand l’inverse s’était produit au moment où Karel en avait manifesté le désir… Sans y croire, bien entendu. Mais le souhait avait bel et bien été conçu et l’ordre avait été exécuté en totale conformité avec la suggestion.
Télékinésie, donc ? Évidemment, ce genre de phénomène parapsychique n’était pas ignoré de certains chercheurs terriens ; la science officielle, longtemps sceptique, commençait même à s’y intéresser plus ou moins marginalement. Mais les expériences étaient souvent décevantes. Les individus doués de cette faculté étaient rares et ne parvenaient pas à la maîtriser de façon constante ; les échecs étaient infiniment plus nombreux que les réussites. Quant à Karel lui-même, rien ne lui avait jamais donné à penser qu’il puisse détenir le don ; il avait d’ailleurs toujours professé un médiocre intérêt pour cette branche très particulière. Et voilà que, pour sa première tentative d’ailleurs involontaire, il avait obtenu sans effort un résultat probant. Mais pourrait-il le répéter ? Il fixa un autre fruit de la coupe, un bleu celui-là, exprima silencieusement le désir qu’il vienne rejoindre l’autre dans l’assiette. Instantanément, la prune quitta son perchoir et fit ce qu’on lui demandait. Par acquit de conscience, le commandant l’ouvrit, alla même jusqu’à casser le noyau, mais bien entendu tout était normal ; le contraire l’aurait du reste terriblement déçu.
Il venait donc de se découvrir subitement une étonnante faculté ; seulement quelle pouvait être la cause de cette révélation ? La seule réponse à peu près satisfaisante était que le phénomène se reliait directement ou non au super-C de cet univers. Karel avait déjà constaté que, comme la vitesse de la lumière, son intellect était devenu plus rapide et aussi sa mémoire plus riche. Il devenait tentant d’imaginer que, parallèlement, le seuil de son subconscient ait reculé d’autant et que des possibilités jusqu’alors latentes soient devenues accessibles. La théorie était séduisante, toutefois elle n’expliquait pas tout et notamment le fait que les Origiens semblaient tout ignorer de ce chapitre de la psychobiologie. Sinon Dhéri et Tvorg y auraient fait allusion ; particulièrement quand ils lui avaient développé in extenso le thème de l’ego. Était-ce parce qu’ils étaient nés dans ce Cosmos et n’avaient donc pas subi le choc de la transplantation ?
En tout cas, Karel était plus qu’enchanté de sa découverte et pendant un bon moment, il fut semblable à un enfant auquel on vient de faire cadeau d’un jouet merveilleux ; tous les objets mobiles de la chambre y passèrent les uns après les autres, y compris les chaises et même un gros fauteuil qui vint avec bonne grâce lui tendre les bras. Il était au comble de la joie lorsque, soudain, un éclat de rire cristallin résonna dans la pièce. Il se retourna. La porte était fermée. Personne n’était entré. Il était toujours seul. Le rire reprit et cette fois il réalisa qu’il ne partait de nulle part autour de lui mais au contraire de tout près, de l’intérieur même de ses oreilles. La sensation se précisa quand l’accès d’hilarité fut suivi de la perception d’une voix féminine au timbre délicieusement chantant.
— N’est-ce pas que c’est très amusant ? Ça fait longtemps que je joue ainsi pour me distraire dans ma solitude… Mais nul ne le sait, bien sûr ! Sauf toi, maintenant, puisque tu viens de trouver le secret ! Mais pourquoi ne me réponds-tu pas ? Est-il possible que tu ne m’entendes pas ? Oh non !…
Karel sentit dans ces derniers mots une onde si aiguë de déception qu’il s’empressa de parler, souhaitant de toute sa force être capable d’établir à son tour la communication.
— Mais si, rassure-toi, je t’entends presque comme si tu étais dans ma chambre. Et toi ?
— Oui ! C’est merveilleux ! J’étais tellement certaine que personne n’était comme moi ; on me l’avait si souvent répété ! Et voilà enfin que ma pensée se lie à celle d’un compagnon d’infortune… Comment t’appelles-tu ?
— Je me nomme Karel. J’ai trente ans, je mesure un mètre quatre-vingt-cinq, ma peau est claire, mes cheveux bruns et mes yeux bleus. Et toi ?
— Je suis Frann et j’ai dix-neuf ans. Je suis plus petite que toi. Mes cheveux sont de la couleur de l’argent et mes yeux violets. Es-tu comme moi enfermé dans le Centre d’isolement ?
— Je ne sais pas ce qu’est ce Centre. Je suis dans un appartement du laboratoire de biologie humaine. Mais j’ai le droit d’en sortir à condition de ne pas m’éloigner. Sommes-nous très loin l’un de l’autre ?
— Tout près au contraire. Quelque chose comme deux kilomètres, je crois… Seulement moi, je ne peux pas quitter les abords de mon petit bungalow. Je suis vraiment prisonnière.
— Pourquoi ? Aurais-tu commis une faute très grave ?
— C’est bien pire que cela, Karel ! Je suis condamnée à vie par les médecins psychiatres. Je suis atteinte d’une maladie mentale déclarée incurable. Je suis une idiote, Karel…